Shoshana Zuboff: "L'Europe a détourné de l'iceberg l'immense Titanic de la démocratie occidentale"
"Prophète de l'ère de l'information" selon le Financial Times, Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School et professeure associée à la Harvard Law School, se veut une sorte de pythie, notamment au travers de cette "bible" qu'est "L'âge du capitalisme de surveillance"*, un ouvrage qui annonce un futur déjà présent, à savoir la captation massive de nos données pensée par les Gafam à des fins commerciales et la surveillance généralisée qui en découle.
En matière de capitalisme de surveillance, la Chine a semble-t-il déjà pris une longueur d’avance?
La Chine n'est pas un exemple de capitalisme de surveillance, mais plutôt un exemple d'État surveillant qui tire parti des flux de données produits par des entreprises privées.
L'ampleur de ce qu'il est possible d'agréger, capturer et analyser, a constitué une sorte de révélation pour l'État et le PCC. L'État chinois a été très impressionné par le détail des données émanant de ces entreprises privées et a très tôt compris leur importance. L'existence de ces flux de données a véritablement changé la donne quant à sa faculté de promouvoir une gouvernance autoritaire, de sorte qu’il en revendique l'accès.
L'État chinois cherche à agréger toutes ces données, à les posséder et à les utiliser à ses propres fins.
C'est l'une des principales raisons pour lesquelles Xi a marginalisé certains CEO et rendu plus difficile pour ces entreprises de fonctionner en tant qu'acteurs indépendants. L'État chinois cherche à agréger toutes ces données, à les posséder et à les utiliser à ses propres fins. C'est ce que j'appelle le scénario de fusion; un scénario dystopique ultime où l'État devient extrêmement dépendant et interdépendant de ces flux de données; une dépendance qui transforme l'État démocratique en un État autoritaire.
Vous évoquez des personnalités telles que les économistes de renom que sont Milton Friedman ou Friedrich Hayek que vous décrivez comme n'étant pas comme de fervents partisans de la démocratie...
Non, ils sont explicitement antidémocratiques. L'aspiration de Hayek, membre de l'école de Chicago, est le retour à une forme d'aristocratie. Quant à Friedman, il s'est lui-même qualifié d'extrémiste, de radical et d'excentrique. Il a certes affirmé que la liberté économique était la source de la liberté politique, mais plus tard dans sa vie, il en est arrivé à la conclusion que la liberté économique était plus importante que la liberté politique, que la liberté politique était en quelque sorte un facteur supplémentaire qui pouvait favoriser la liberté économique, mais aussi l'entraver. Autrement dit, la liberté politique n'était donc plus considérée comme un bien ou un droit absolu. À la fin de sa vie, Friedman était devenu résolument antidémocratique.
L'ancien CEO de Google, Éric Schmidt, collabore, lui, aujourd’hui avec le secteur de la défense et le renseignement après avoir été à la tête de Google...
En effet, c'est la combinaison parfaite qui répond au concept que je qualifie de «surveillance exceptionnaliste». Dès le départ, les agences de renseignements ont compris qu'en déclarant l'état d'exception prévu par la guerre contre le terrorisme, elles pouvaient progresser sur l’idée d'une interdépendance avec les entreprises du net, en veillant à ce que celles-ci ne soient soumises à aucune loi fédérale et en fusionnant littéralement avec ces entreprises pour des raisons de sécurité nationale.
Pour qui s’en souvient, il y eu cet étonnant discours de Gus Hunt, alors en charge de la technologie de l'information à la CIA, prononcé lors d'une conférence publique de 2013. Il y concédait ouvertement la dépendance de la CIA à l'égard de ces entreprises, les remerciait et célébrait le fait que l'agence de renseignements était sur le point de pouvoir, je cite, «calculer toutes les données générées par l'homme».
L'interdépendance entre la communauté du renseignement et les Gafam est désormais institutionnalisée aux États-Unis.
Aujourd’hui, les Gafam apparaissent intouchables ou presque…
Le résultat en est une extraction à grande échelle de nos données et un effondrement de la démocratie. Et si nous avons autorisé cette extraction secrète et massive de nos données, la faute en incombe à nos dirigeants politiques de la fin des années 1990, en particulier aux États-Unis d'abord où ces modèles ont été mis en place pour la première fois. Les dirigeants politiques avaient perdu foi en la démocratie. À l'époque, aucune loi n'imposait de garde-fous face à l’essor des nouvelles entreprises technologiques. Ils ont ainsi inculqué ce poison idéologique, sans vraiment comprendre qu'il découlait des Hayek, Friedman et autre Schmidt, de leur mépris pour la démocratie.
Gore et Clinton en ont, ensuite, défini les principes et directives. Mais, dès l'an 2000, la Commission fédérale du commerce des États-Unis a contesté cette idée et a affirmé qu'il devait y avoir une législation fédérale sur la protection de la vie privée et que l'autorégulation ne fonctionnerait tout simplement pas. Sauf qu'un autre événement a surgi à ce moment-là: les attentats du 11 septembre. C'est une pièce particulièrement importante du puzzle, car ces attentats ont fait taire toute opposition à l'égard de l'état d'exception.
Aucune loi antitrust n'est donc appliquée aux Gafam qui collaborent dès lors sans entrave avec les services de renseignement comme la NSA?
L'interdépendance entre la communauté du renseignement et les GAFAM est désormais institutionnalisée aux États-Unis. Jusqu’à l'apparition récente de certaines législations dans l'UE, ces entreprises étaient totalement exemptes de toute forme de contrainte légale vis-à-vis de leurs pratiques d'extraction secrète à grande échelle de données.
Face à cette problématique de surveillance, on a l’impression d’une certaine apathie de la population, y compris de la jeunesse, très mobilisée pourtant lorsqu'il s'agit du climat...
Cette idée d'apathie de l’opinion publique ne se vérifie pas, en réalité, dans les sondages. Aux États-Unis, les enquêtes révèlent qu’une majorité substantielle de la population est en faveur d'un changement à cet égard. La tendance est du reste très similaire en Europe, et même ailleurs. Et puis n’oublions pas non plus que face à la crise climatique, nous avons aussi eu beaucoup de difficultés à mobiliser les foules...
Cette menace technologique est invisible. Vous ne pouvez ni la voir ni la toucher. En aucune manière, on ne vient pas pointer un pistolet sur votre tempe.
Qui plus est, cette menace technologique demeure quelque part abstraite, en tout cas très peu visible…
Elle est invisible. Vous ne pouvez ni la voir ni la toucher. En aucune manière, on ne vient pas pointer un pistolet sur votre tempe. Nous avons affaire à un adversaire qui n’est comparable en rien à ce que nous avons connu auparavant. Raison pour laquelle j'en appelle à l'action de la part de tous les groupes qui ont le pouvoir de communiquer, de manière à rendre visible cet invisible afin que nous, citoyens, ayons la possibilité de combattre et le droit de choisir; afin aussi que nous sachions exactement ce qui se passe et que nous puissions reprendre le contrôle de notre destin et de l'avenir de nos sociétés.
Reste le travail de lobbying des Gafam sur le Congrès ou les institutions européennes…
Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que nous assistons à des manœuvres visant à influencer le pouvoir politique. Nos gouvernements ont déjà autorisé la poursuite de l'exploitation des combustibles fossiles par l'industrie, alors même que cette dernière a délibérément diffusé de la désinformation afin de nous détourner des véritables causes du changement climatique. Le lobbying fait partie de notre fonctionnement démocratique.
L’Europe a prouvé que nous pouvions commencer à prendre des mesures de réappropriation de nos libertés que les démocraties ont abandonnées dans les années 90.
Pour autant, même si l'on peut critiquer leur lenteur bureaucratique dans la prise de décision, les institutions européennes constituent désormais la frontière dans cette lutte pour préserver nos libertés. Malgré une intensification des efforts de lobbying du «Big Tech» au sein de l'UE en 2021, et surtout en 2022, l'Union européenne est parvenue à avancer.
Malgré sa complexité et la perplexité qu'elle suscite, c'est bien l'Union européenne qui a détourné de l'iceberg l'immense Titanic de la démocratie occidentale.
C’est elle aussi qui, pour la première fois, a affirmé que le numérique n'était pas cette espèce d'espace féerique qui serait porteur d'une dimension mythique, hors de portée de nos institutions démocratiques.
Au travers de son action, l’Europe a prouvé que nous pouvions commencer à prendre des mesures de réappropriation de nos libertés que les démocraties ont abandonnées dans les années 90.
Peut-être parce que nous sommes moins touchés par l'idéologie libertarienne qui règne au sein des Gafam?
C'est l'une des principales raisons pour lesquelles l'Europe reste en tête de ce combat et l'a toujours été. Le capitalisme de surveillance a acquis une plus grande emprise dans les sociétés qui se sont totalement abandonnées au néolibéralisme et qui ont laissé leurs économies ainsi que leurs institutions se soumettre au paradigme néolibéral qui est, bien entendu, incarné par la version libertaire de la Silicon Valley.
Mais l'Europe est en train de définir des limites, ce que souhaitent la plupart des habitants de cette planète. Et ce qui permettra d'obtenir aussi, enfin, la démocratisation du savoir qui nous avait été promise avec la révolution numérique.
*L'âge du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, Zulma Essais, 864 p. 26,50 €.
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