Comment la pieuvre technologique Nvidia a pris le contrôle
En 30 ans, une entreprise de geeks est devenue indispensable à toute avancée technologique. Nvidia est aujourd'hui la clé de voûte de la révolution de l'intelligence artificielle générative et rien ne semble l'arrêter, sauf peut-être sa dépendance taïwanaise.
Dans la Rome antique, lorsqu'un général romain célébrait une victoire, il demandait à ce que soit suspendu un fascinus, une égérie phallique, sous son char pour éloigner Invidia, déesse de l'envie et de la jalousie. Lorsqu'ils ont choisi le nom de leur entreprise en 1993, Jensen Huang, Chris Malachowsky et Curtis Priem l'ont fait à dessein, en modernisant simplement le mot latin pour lui donner un côté plus technologique. 30 ans plus tard, leur volonté de susciter l'envie et la jalousie est rencontrée. Nvidia est aujourd'hui la quatrième plus importante capitalisation boursière au monde, derrière Microsoft, Apple et le pétrolier Saudi Aramco. Pourtant, son nom n'est pas très connu du grand public, à peine l'associe-t-on à la vague d'intelligence artificielle en disant "qu'elle fait les puces qui font tourner l'IA".
Le vrai tour de force de Nvidia, c'est d'être partout sans avoir la moindre usine, puisque le géant américain se "contente" de concevoir ce qui est devenu aujourd'hui indispensable à tout appareil technologique.
Car Nvidia est un géant discret qui n'a pas pignon sur rue et n'essaye pas de vous vendre un téléphone ou vous avoir comme utilisateur d'un réseau social. Depuis plusieurs années, Nvidia ne doit même plus chercher des clients, ils forment une file virtuelle qui ne désemplit pas. Gaming, IA, industrie automobile, téléphonie, ordinateurs, Nvidia est partout avec ses processeurs et semi-conducteurs. Mais le vrai tour de force, c'est d'être partout sans avoir la moindre usine, puisque le géant américain se "contente" de concevoir ce qui est devenu aujourd'hui indispensable à tout appareil technologique.
D'un fastfood à Taïwan
Évidemment, tout a commencé dans un garage dans la Silicon Valley, mais c'est à peu près l'un des seuls points communs entre Nvidia et ses compères de la Silicon Valley, comme Apple ou Microsoft. Tout a réellement débuté autour d'une table chez Denny's, une chaine de "diners" américaine, à une époque où les jeux vidéos étaient un truc de geek, pas un secteur ultra-rentable et sexy comme aujourd'hui. Dans les années 1990, les jeux informatiques fonctionnaient grâce à des CPU, que l'on peut comparer au cerveau d'un ordinateur, responsable de l'exécution des instructions et du traitement des données, mais c'est vite devenu insuffisant. Les jeux sont devenus rapidement plus complexes et le passage de MS-DOS à Windows a fait évoluer la qualité des graphismes. Il fallait un processeur plus efficace. C'est là que Nvidia et ses fondateurs sont entrés en jeu. Ce qui a fait connaître l'entreprise et fait encore aujourd'hui sa réputation mondiale, c'est la conception et la fabrication de processeurs graphiques que l'on appelle GPU (Graphics Processing Unit) pour l'industrie des jeux vidéos et des ordinateurs, et ensuite des semi-conducteurs pour les smartphones et les voitures.
Mais à l'époque, elle n'était qu'une entreprise parmi d'autres à proposer le même type de processeurs. Son atout maître a été la carte graphique GeForce, une forme de GPU, qui a permis de proposer de la 3D dans les jeux vidéos. Jusqu'à aujourd'hui, il y a eu 18 versions de cette carte qui reste un standard industriel. Mais comment devient-on la clé de voute l'intelligence artificielle générative avec des processeurs graphiques?
Un blouson en cuir dans le métavers
Outre le GPU, l'une des avancées technologiques les plus importantes de ces dernières décennies, qui est à l'origine de l'apprentissage automatique, du montage vidéo et des logiciels de jeu modernes, l'entreprise est également derrière le réseau neuronal AlexNet, qui est à l'origine de l'intelligence artificielle. Beaucoup d'avancées technologiques d'aujourd'hui sont possibles en partie grâce à Nvidia. Mais ces lauriers honorifiques n'intéressent pas Jensen Huang, fondateur et CEO de l'entreprise. Avec son blouson en cuir noir qu'il ne quitte plus depuis 30 ans, il veut que son entreprise soit partie prenante de chaque révolution technologique, comme lors de l'arrivée du métavers.
"À terme, il sera possible de former, simuler, tester et déployer des machines intelligentes basées sur l'IA avec une évolutivité et une accessibilité accrues."
Proposant des mondes virtuels avec des besoins graphiques et demandant des capacités de calcul jamais vues, la technologie a tout de suite plu chez Nvidia, qui a lancé très tôt son métavers destiné aux entreprises, baptisé Omniverse. "Nous pouvons connecter des équipes du monde entier pour concevoir, construire et exploiter des mondes virtuels et des jumeaux numériques", expliquait le CEO en 2022. Même si le soufflet du métavers est quelque peu retombé côté grand public, la partie entreprise continue à se développer et Nvidia veut en être le leader technologique et de marché. "À terme, il sera possible de former, simuler, tester et déployer des machines intelligentes basées sur l'IA avec une évolutivité et une accessibilité accrues", selon Jensen Huang qui a tout intérêt à ce que cette technologie s'impose.
Le cœur et les poumons de l'IA
La vague de l'intelligence artificielle générative, on l'a vu arriver de loin chez Nvidia. Si bien qu'aujourd'hui, l'entreprise couvre 95% du marché de l'apprentissage automatique. Nvidia est, comme pour les autres avancées technologiques, impliquée dans l'IA grâce à ses innovations en matière de GPU et de CUDA (une technologie maison qui permet d'utiliser un processeur graphique pour exécuter des calculs généraux à la place du processeur central.) Le matériel de Nvidia constitue le socle de base de la majorité des applications d'IA aujourd'hui. Par exemple, ChatGPT a été entraîné à l'aide de 10.000 GPU de l'entreprise dans un superordinateur de Microsoft.
Jensen Huang et Nvidia se concentrent sur l'IA depuis 2014, le CEO la décrivant comme "l'une des applications les plus passionnantes de l'informatique haute performance aujourd'hui".
Huang et Nvidia se concentrent sur l'IA depuis 2014, le CEO la décrivant comme "l'une des applications les plus passionnantes de l'informatique haute performance aujourd'hui". Aujourd'hui, Nvidia pourrait être considérée comme un développeur complet d'IA, plutôt que comme un simple développeur de matériel. Le fondateur de Nvidia a expliqué que "la polyvalence et les capacités de l'IA générative ont déclenché un sentiment d'urgence dans les entreprises du monde entier pour développer et déployer des stratégies d'IA". Une urgence qui offre un boulevard commercial à Nvidia.
Devenue indispensable au développement technologique et à tout projet d'ampleur dans le domaine, la société californienne n'en finit plus d'exciter les marchés boursiers. Depuis le début de l'année 2023, l'action Nvidia a vu sa valeur multipliée par cinq, tandis qu'elle affiche déjà un bond de près de 50% en 2024. En un peu plus d'un mois, la société a ainsi ajouté environ 500 milliards de dollars à sa capitalisation boursière, boostée par des investisseurs dopés aux espoirs sur les perspectives de l'IA.
Taïwan, le talon d'Achille?
"Le processeur H100 de Nvidia est encore plus difficile à obtenir que de la drogue."
Cette mainmise sur l'IA d'une entreprise américaine a des répercussions qui vont bien au-delà du giron technologique. Évalué à 40.000 dollars, le dernier-né des processeurs graphiques conçus par Nvidia s'impose comme un indispensable joyaux au cœur des avancées en intelligence artificielle générative. Son attrait ne se limite évidemment pas aux frontières nationales, attisant l'engouement des géants de la technologie, mais aussi de nations comme l'Arabie saoudite. Ce qui a fait dire à Elon Musk, CEO de Tesla dont les besoins en puces et processeurs sont énormes, que le processeur H100 de Nvidia "est encore plus difficile à obtenir que de la drogue".
Une drogue que les entreprises chinoises cherchent à se procurer par tous les moyens, malgré les restrictions imposées par Washington. Nvidia propose à ses clients chinois des puces répondant aux critères imposés par les restrictions américaines, et qui sont donc bridées et bien moins puissantes que celles qu'elle vend ailleurs dans le monde. La relation avec la Chine, pour cette entreprise américaine, est compliquée, car au-delà de sa nationalité, son allié principal est Taïwanais. C'est TSMC, leader mondial des fondeurs de puces, qui fabrique tout ce que Nvidia conçoit.
Taïwan pourrait aussi être le point faible de Nvidia. Son approvisionnement dépend uniquement de TSMC.
Alors quand Jensen Huang se rend à Taïwan pour visiter l'une des usines et faire le point sur la production, il est accueilli comme une rockstar. Selfies, autographe et rencontres au sommet – sans jamais quitter son blouson en cuir noir – sont au programme pour l'un des meilleurs clients de TSMC.
Mais Taïwan pourrait aussi être le point faible de Nvidia. Son approvisionnement dépend uniquement de TSMC. Les contraintes structurelles d'approvisionnement sont inévitables, car l'entreprise est également le fabricant exclusif d'autres clients mondiaux couvrant de nombreux secteurs, des constructeurs automobiles aux fabricants de smartphones. Les risques de pénuries régulières sont inévitables.
Le problème se situe surtout lors des dernières étapes de la fabrication d'une puce. Vers la fin du processus de fabrication, les puces sont placées dans un boîtier de protection. Les connexions nécessaires pour que les puces soient utilisées dans un appareil électronique ou un serveur sont ensuite ajoutées. C'est là que TSMC a une longueur d'avance, grâce à sa capacité à assembler des puces à l'aide d'une technologie d'emballage à haute densité, où les puces sont empilées en trois dimensions pour de meilleures performances. Les puces utilisées pour le traitement de données lourdes, telles que l'IA, nécessitent cette technologie d'emballage avancée. Mais les capacités sont très limitées. L'ensemble de l'écosystème, de la fabrication des puces à l'emballage, est installé à Taïwan, autour de TSMC. Il est donc difficile de déplacer la fabrication en dehors du pays.
Les tensions entre la Chine et Taïwan se sont intensifiées. Si la situation venait à se tendre davantage, Nvidia pourrait se retrouver dans une situation très complexe.
En outre, le processus de fabrication des puces est très sensible aux changements de température, à la poussière et aux chocs extérieurs. La moindre perturbation dans ce processus long et complexe entraîne des dysfonctionnements dans les puces. Il est donc impossible d'ignorer les risques géopolitiques. Les tensions avec la Chine, qui revendique Taïwan comme faisant partie de son territoire, se sont intensifiées au cours de ces quatre dernières années. Si la situation géopolitique dans la région venait à se tendre davantage, Nvidia pourrait se retrouver dans une situation très complexe. L'entreprise cherche donc à diversifier son approvisionnement, mais rares sont ceux qui arrivent à hauteur des standards taïwanais.
Investir dans ses clients
Pour ne pas compter que sur son propre business, Nvidia est aussi devenu l'un des investisseurs les plus prolifiques dans les start-ups en intelligence artificielle cette année, cherchant à capitaliser sur sa position de fournisseur dominant de processeurs IA. En 2023, l'entreprise a investi dans "plus d'une vingtaine" d'entreprises. Cela va de nouvelles plates-formes IA valorisées à plusieurs milliards de dollars à de plus petites start-ups appliquant l'IA à des industries comme la santé ou l'énergie.
"Nous n'investissons pas dans des entreprises qui n'utilisent pas les produits Nvidia."
Selon les estimations de Dealroom, qui suit les investissements en capital-risque, Nvidia a participé à 35 transactions en 2023, soit près de six fois plus que l'année précédente. Cela a fait du fabricant de puces l'investisseur à grande échelle le plus actif en IA dans une année record pour les transactions dans le secteur, surpassant les plus grands investisseurs de capital-risque de la Silicon Valley comme Andreessen Horowitz et Sequoia, selon Dealroom, à l'exclusion des petits fonds d'accélération, comme Y Combinator, qui placent de nombreux petits paris.
Sur les 9 premiers mois de 2023, l'entreprise a investi plus de 872 millions de dollars. Pour effectuer ses investissements, NVidia a mis sur pied une structure baptisée Nventures. "De manière générale, pour Nvidia, le critère numéro un pour investir dans les start-ups est la pertinence", a déclaré Mohamed Siddeek, responsable de sa branche d'investissement dédiée NVentures, au Financial Times en fin d'année dernière. "Nous n'investissons pas dans des entreprises qui n'utilisent pas les produits Nvidia", a-t-il poursuivi. Les investissements de Nvidia ont effectivement un point commun: ils sont tous clients de l'entreprise, d'une façon ou d'une autre.
Le portefeuille de Nvidia comprend désormais Inflection AI et Cohere, deux des plus grands rivaux de l'entreprise derrière ChatGPT, OpenAI. Mais il faut aussi mentionner des investissements dans Hugging Face, un fournisseur de données et d'outils pour les développeurs IA valorisé à 4,5 milliards de dollars en août, et CoreWeave, une société d'infrastructure cloud axée sur les applications informatiques hautes performances qui dépendent de puces telles que les unités de traitement graphique de Nvidia.
L'un de ses investissements les plus récents est européen avec Mistral, la start-up d'IA basée à Paris, qui a été valorisée à 2 milliards d'euros et qui, avec les allemands d'Aleph Alpha, représente l'espoir européen face à la main mise américaine sur le sujet de l'Intelligence artificielle. Le fameux GPU H100 de Nvidia est devenu l'un des produits les plus recherchés dans la Silicon Valley cette année. Le puissant processeur aide les créateurs de "grands modèles de langage" – le type de modèle qui alimente les services d'IA générative tels que ChatGPT – à former leurs systèmes beaucoup plus rapidement qu'en utilisant des puces de serveur traditionnelles.
Certaines start-ups espèrent qu'accepter un investissement de Nvidia leur offrira une relation plus étroite avec le groupe. Nvidia réfute chercher des conditions spéciales avec les start-ups pour s'assurer qu'elles utilisent ses puces.
Mais Inflection AI – qui, en juin, a annoncé une levée de fonds de 1,3 milliard de dollars dirigée conjointement par Nvidia, Microsoft, Bill Gates et d'autres – s'est par exemple vanté d'avoir accès à 22.000 GPU H100, grâce à ses alliances avec le fabricant de puces et CoreWeave. À la fin de l'année dernière, CoreWeave a déclaré être l'une des premières entreprises à recevoir des expéditions de H100, aux côtés des géants du cloud Amazon, Google, Microsoft et Oracle. Mais chez Nvidia on nie que les entreprises du groupe reçoivent un accès préférentiel à ses puces. "Nous n'aidons personne à sauter la file d'attente", assure-t-on. Une file d'attente qui, privilèges ou non, ne désemplit pas et remplit les caisses de l'entreprise qui, jusqu'ici, a réussi à anticiper chaque grand virage technologique. Elle ne pourra pas rater le prochain pour rester technologiquement indispensable.
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