Le management contre le travail
De nouvelles pratiques de management censées rendre l'organisation plus efficace et performante font en réalité perdre le goût du travail, en le déshumanisant.
Philippe est chirurgien, il aime profondément son métier qui l'amène, au quotidien, à améliorer les conditions d'existence de ses patients, voire à prolonger leur espérance de vie. Maud est manager, elle aime profondément faire grandir les talents avec lesquels elle travaille et fédérer son équipe autour d'objectifs communs. Tous les deux ont pourtant déconseillé à leurs enfants de s'inscrire en médecine et en gestion. Les conditions dans lesquelles ils doivent réaliser leur travail les écœurent et, petit à petit, les éteignent. Résignés, ils se désengagent silencieusement. En cause: de nouvelles pratiques de management censées rendre l'organisation plus efficace et performante.
Suite à la "professionnalisation" tant attendue de la gestion de l'hôpital, Philippe a désormais vingt minutes à consacrer à chaque patient. Vingt minutes pour expliquer une intervention complexe, pour annoncer un diagnostic lourd, parfois une pathologie incurable. L'occupation des blocs opératoires a été optimisée sur base de temps standard par type d'intervention; il faut sans cesse prendre de nouveaux repères, même se fournir en matériel devient une sinécure, la gestion des stocks est digitalisée. Il paraît qu'il y avait des abus.
Le management est appelé à "gérer la distance" et à "se réinventer".
Maud a été promue manager il y a six ans, elle s'est équipée au mieux pour animer son équipe, accompagner chaque collaborateur... en plus du reste, car sa responsabilité opérationnelle demeure centrale. Aujourd'hui, le taux d'absentéisme atteint des records dans l'entreprise, les salariés travaillent en mode hybride, le management est appelé à "gérer la distance" et à "se réinventer".
Envoyée en formation pour apprendre les "bons" styles de leadership, elle doit multiplier les réunions de suivi, alimenter un tableau de bord rempli de KPI (key performance indicators), monitorer l'équipe, le travail de chacun. Pour conserver un côté humain, Maud organise des team buildings; ils ont même mesuré leur personnalité en équipe, elle est rouge et bleu. Ça va certainement aider.
La "stupidité fonctionnaliste" de la gestion
Maud et Philippe - ce sont des prénoms d'emprunt - ont tous les deux perdu le goût de leur travail, car ils ont perdu la proximité avec leurs patients et leurs équipes, avec le travail réel, concret.
Un tiers de leur temps est consacré à alimenter ces outils de monitoring (souvent, pour justifier l'utilité de l'outil), à assurer le suivi, à rapporter, justifier, notifier.
Le management dit professionnalisé s'est immiscé entre eux et leur travail, rendant celui-ci plus abstrait, les mettant eux-mêmes à distance de l'activité concrète qui nourrit le sens de leur travail. Les objectifs de performance s'imposent, souvent par le biais d'outils numérisés, et induisent une responsabilité et un stress supplémentaires. Un tiers de leur temps est consacré à alimenter ces outils de monitoring (souvent, pour justifier l'utilité de l'outil), à assurer le suivi, à rapporter, justifier, notifier.
Cette situation, observée de longue date, illustre la tension qu'il peut y avoir entre le travail réel et le travail prescrit; elle illustre aussi ce qu'André Spicer appelle la "stupidité fonctionnaliste" de la gestion: normer à tout prix, mesurer tout, planifier… transposer les procédés de gestion de la production à la gestion des personnes et du travail.
Revoir la copie
Or, les constats scientifiques ne manquent pas pour dénoncer les effets désastreux, à long terme, de cette perspective déshumanisante: qu'il s'agisse de mesurer la performance, la cadence, la personnalité ou les risques psychosociaux, toute mesure met à distance, désincarne, abstrait, objective autant qu'elle objectifie, c'est-à-dire qu'elle réduit à l'état d'un objet abstrait (un pourcentage) une réalité concrète, incarnée. Pour les marchés financiers, des ratios sont essentiels; pour la gestion en proximité du travail, il faut revoir la copie, comme de nombreuses organisations le font depuis une dizaine d'années.
Il s'agit de "penser le travail et ses outils avec les travailleurs".
Face à ces constats largement partagés, des alternatives existent enfin, se structurent et rassemblent responsables d'entreprise, managers et chercheurs qui mettent en œuvre un management humain, centré sur le travail réel, la reconnaissance et la communauté.
Comme antidote à une gestion des ressources humaines qui mesure, abstrait et individualise, il s'agit de "penser le travail et ses outils avec les travailleurs", d'animer des espaces de discussion du travail, par exemple.
Par Laurent Taskin, professeur à la Louvain School of Management (UCLouvain)
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