L'ancienne normalité ne reviendra peut-être jamais. Si le télétravail semble s'être imposé, sa combinaison avec le travail au bureau devient difficile. Comment les entreprises mettent-elles en pratique cette nouvelle approche du travail? Quatre experts du monde de l'entreprise apportent leur éclairage pour l'avenir.
Avant même la pandémie, le télétravail était possible dans un certain nombre d'entreprises. À présent que le télétravail est généralisé et permanent, quelles sont les attentes des salariés à son égard?
Wesley Moreels (Manager HR Business Partners & Learning Development chez Inetum-Realdolmen): “Nous avons récemment posé cette question à nos 2.000 employés. Depuis quelques années, ils pouvaient travailler un ou deux jours au maximum depuis leur domicile. L'enquête montre que plus de 90% de nos collaborateurs ne souhaitent plus revenir à la façon dont ils travaillaient avant la crise sanitaire. Ils veulent pouvoir choisir où ils travaillent: à la maison ou au bureau.”
Hugues De Pra (Chief Technology & Transformation Officer chez Cisco BeLux): “Notre enquête auprès de notre propre personnel a elle aussi révélé des attentes claires: 75% de nos collaborateurs souhaitent davantage de flexibilité dans l'organisation de leur travail – et le travail à domicile figure sur leur liste de souhaits. Avant la crise, ce pourcentage n'était que de 14%. Work is not the place where you go, it is what you do: telle est désormais notre devise. Aujourd'hui, nous nous concentrons nettement plus sur les résultats et la dynamique d'équipe. Les employés peuvent organiser eux-mêmes leur travail, pour autant que ce soit dans l'intérêt de leur équipe ou de leur service. Pour certaines personnes, un jour de télétravail par semaine est suffisant; d'autres en veulent plus. Nous leur donnons la liberté: ils choisissent combien de jours ils veulent télétravailler, d'un jour à cinq jours si c'est possible.”
Bart Mariman (Chief Commercial Officer chez ISS Facility Services): “Avec cinq jours de travail à domicile, on court le risque de perdre la cohésion sociale dans une entreprise. À court terme, cela peut ne pas être un problème majeur, mais à moyen terme, ce n'est pas idéal. Je préconise un à trois jours de travail à domicile au maximum. De cette façon, les collaborateurs continuent à venir régulièrement au bureau: pour voir des collègues, pour rencontrer les responsables, pour faire du brainstorming, etc. C'est particulièrement important pour les jeunes employés, car les grands projets et les grandes carrières ne se construisent pas dans un salon.”
Philippe Brulard (HR Director chez Eiffage Benelux): “Deux tiers de nos collaborateurs travaillent sur des chantiers ou sont directement liés à ceux-ci. Pour eux, le travail à domicile est pratiquement impossible. Pour nos autres collaborateurs, c'est possible mais cela signifie que nous devons accorder une grande attention à la communication interne. Sinon, les travailleurs sur site penseront que leurs collègues en télétravail ont la vie facile! La crise sanitaire a démontré clairement que le télétravail peut être une formule gagnante. C'est pourquoi, dans les mois à venir, nous l'intégrerons structurellement dans notre culture d'entreprise. Ce qui suppose un nouveau style de gestion.”
Précisément, quel style de gestion est le mieux adapté au mode de travail hybride?
Wesley Moreels: “Un nouveau type de leadership dans lequel vous vous concentrez davantage sur l'autonomie et la confiance accordée aux membres de l'équipe. Selon les principes de la sociocratie dans le cadre desquels nous, en tant qu'organisation, désirons nous concentrer davantage sur la production. En octobre, nous lancerons un tout nouveau programme de leadership qui placera l'accent sur la création de la cohésion, le leadership à distance et un leadership plus situationnel.”
Hugues De Pra: “Nous stimulons et organisons la responsabilité avec les employés individuels, les managers et les équipes. Ces trois dimensions sont importantes. Nous avons maintenant des managers qui se concentrent fortement sur les résultats, qui n'ont plus un rôle de contrôle pur. Le nombre d'heures passées au bureau par les employés et le moment où ils s’y trouvent comptent moins que la qualité et les résultats de leur travail.”
Qu'en est-il des réunions et autres collaborations hybrides, avec certains collègues à la maison et d'autres au bureau?
Hugues De Pra: “C'est l'avenir, sans aucun doute. Quelque 98% de toutes les réunions auront au moins un participant à distance. L'expérience doit être parfaite pour toutes les parties, tant pour les collègues de l'entreprise que pour les télétravailleurs. Des plateformes comme Cisco Webex sont donc cruciales. Les entreprises doivent donc non seulement investir dans les outils et les technologies, mais aussi développer une politique adaptée, avec des modérateurs ou des présidents de réunion inclusifs qui donnent la parole aux employés de l'entreprise et à ceux qui sont à distance.”
Bart Mariman: “Travailler à domicile quelques jours par semaine, c'est l'avenir, tout le monde est d'accord là-dessus. Mais comment allons-nous résoudre ce problème sur le plan logistique et organisationnel? Les réunions hybrides ne fonctionnent pas. Il y a un manque de connexion, au sens propre comme au figuré, entre les personnes de l'entreprise et les personnes à distance. L'occupation des bureaux est aussi une question difficile. Supposons que vos employés travaillent deux jours à domicile. On pourrait penser que l'on peut économiser 30 à 40% de mètres carrés de bureaux. Mais cela ne fonctionnera pas si tout le monde reste à la maison et vient au travail les mêmes jours. Par exemple, nous constatons que la plupart des gens travaillent à domicile le lundi et le vendredi, et viennent au bureau le reste de la semaine. Il est également difficile de donner à chaque département un jour fixe pour travailler à domicile: comment organiser des réunions interdisciplinaires, dans ce cas?”
Des bureaux satellites plus petits et plus proches du lieu de résidence des employés font-ils partie de la solution?
Philippe Brulard: “Ils peuvent être utiles pour résoudre le problème de la mobilité. Les employés ne sont pas coincés dans les embouteillages, ils peuvent se rendre plus rapidement dans un bureau satellite situé à la périphérie de la ville. Les réunions à distance sont un autre moyen de gagner du temps et d'utiliser le temps de travail plus efficacement. Il n'existe pas de solution unique. La nouvelle façon de travailler repose sur plusieurs piliers.”
Bart Mariman: “Je pense que la régionalisation du travail sera à nouveau sur la table. Par le passé, tout devait être centralisé dans un grand siège social, de préférence à Bruxelles. Aujourd'hui, les entreprises se répartissent de plus en plus autour de villes centrales. Le coworking a le vent en poupe. Les bâtiments sont plus souvent partagés avec d'autres entreprises aux étages inférieurs ou supérieurs, avec par exemple une réception et une restauration centralisées.”
La réduction des effectifs au siège social est-elle envisageable?
Wesley Moreels: “Nous avons décidé de ne pas nous précipiter. Nos employés auront leur mot à dire à ce sujet Ce qui est clair, c'est que nos employés n'ont donné aucun signe d’une volonté d’abandonner le siège social. C’est largement dû au fait qu'une grande part de la culture de l'entreprise est inextricablement liée aux briques de ce siège social: c'est quelque chose de très prégnant chez les Belges. Ceci dit, nous sommes conscients que le rôle de nos bureaux est en train de changer. Ils deviennent peu à peu des lieux de rencontre, avec une demande croissante de salles de réunion plus grandes et de technologie associée.”
Qu’en est-il de la voiture en tant qu’élément de rémunération? Elle est souvent à l’arrêt dans le cas du télétravailleur…
Philippe Brulard: “Elle fait toujours partie du système de rémunération en Belgique, même si nous avons remarqué une évolution: elle est moins attrayante pour les jeunes employés. Nous devons donc aussi envisager des alternatives, et dans ce cadre, le budget mobilité pourrait être une solution. La législation évoluera probablement dans ce sens dans les années à venir. Nous pouvons par ailleurs envisager d'autres types de voitures, comme les véhicules électriques. Les jeunes employés y sont pour beaucoup.”
Hugues De Pra: “Le constat est identique chez nous. Les jeunes générations souhaitent une plus grande flexibilité en matière de mobilité et attachent une grande importance à l'aspect environnemental des transports. À leurs yeux, cette dimension l’emporte sur la voiture de fonction. Via le plan cafétéria, de plus en plus de jeunes employés optent pour le vélo.”
Wesley Moreels: “Notre flotte compte environ 1.500 voitures de société. Notre expérience? Ceux qui ne vivent pas dans ou autour d'une ville continuent à choisir une voiture de société, y compris les jeunes en fin d’études que nous recrutons. Pour la continuité de nos activités comme pour nos employés, la voiture de fonction reste un outil de travail important et fonctionnel, car nous attendons de nos consultants qu'ils soient capables de changer de poste de manière flexible et rapide pour servir n'importe quel client, où qu'il se trouve.”
Bart Mariman: “Par le passé, nous avons parfois incité nos employés à se rendre sur certains sites en utilisant les transports publics. Cela s'est avéré difficile dans la pratique. La plupart d'entre eux viennent encore en voiture: ils habitent dans des endroits difficilement accessibles par les transports publics, par exemple, ou ils doivent d'abord déposer les enfants à l'école. Mais le changement est en marche. Les voitures autonomes vont radicalement changer notre mobilité dans les années à venir.”
Enfin, il ne faut pas oublier le bien-être. Comment votre entreprise aborde-t-elle ce thème au sortir de la crise?
Wesley Moreels: “Alors que le bien-être était autrefois un sujet qui nous occupait de manière réactive, nous y travaillons désormais de manière proactive. Nous sensibilisons les dirigeants et les employés, nous organisons régulièrement des séances d'information et nous leur donnons accès à des solutions et à des trajectoires précises.”
Hugues De Pra: “Tous les trois mois, nous étudions la santé mentale de nos employés. Cela nous offre la possibilité de réagir très rapidement. Nous organisons en outre des réunions d'équipe trimestrielles, au cours desquelles chaque équipe doit se concentrer sur son modus operandi. Et nous respectons les horaires de travail et la vie privée de nos collaborateurs. La communication s'arrête à certains moments, le soir notamment. Et tous les trois mois durant la crise du coronavirus, les employés ont droit à un jour ‘Day for Me’, un jour de congé supplémentaire.”
Bart Mariman: “Il est important que les collaborateurs aient de l'énergie et la transmettent lorsqu'ils viennent au bureau. Les entreprises peuvent concevoir leurs lieux de travail en conséquence. Un Chief Happiness Officer peut jouer un rôle à cet égard, notamment dans le lancement de nouvelles initiatives, même si celles-ci doivent, bien entendu, être soutenues par l'ensemble de l'organisation.”
Philippe Brulard: “Chez nous, le bien-être est intégré à la prévention et à la sécurité, car nos collaborateurs sont souvent confrontés à des chantiers à risque. Nous sommes convaincus qu'un environnement sûr permet d'obtenir de meilleurs résultats. Il s'agit donc d'une priorité absolue. Le bien-être est certainement l'un des piliers de l'avenir du travail.”