Cela fait déjà plus d’un an que nous vivons au rythme du coronavirus. Son impact est énorme, y compris sur notre manière de travailler. Entre-temps, les contours de la “nouvelle façon de travailler” commencent à se préciser… Quatre entreprises font le bilan.
De nombreux immeubles de bureaux sont vides depuis plusieurs mois. Reviendrons-nous un jour dans notre cher “open space”?
Hilde De Volder (HR Leader chez Proximus Enterprise): “Nous avons fait passer le nombre de journées de télétravail de deux à trois par semaine. Dès avant la crise du coronavirus, Proximus avait franchi le pas vers le lieu de travail numérique. Nous avons poursuivi dans cette voie. Nos bâtiments remplissent désormais une autre mission, celle de connecter nos collaborateurs. Ils sont devenus un espace de rencontre et d’échange où se génère de la valeur ajoutée. Notre lieu de travail aujourd’hui, c’est l’endroit où se trouve notre ordinateur! Les collaborateurs ont besoin d’un point de chute, certes, mais ce dernier s’avère nettement plus flexible qu’auparavant. Il convient d’utiliser ces lieux comme des espaces de cocréation.”
Bart Mariman (Chief Commercial Officer d’ISS): “Nous sommes passés du concept de work-as-a-place à celui de work-as-an-experience, où l’expérience du collaborateur est décisive. S’il ne faut pas sous-estimer l’importance du tissu social, les tâches que les collaborateurs peuvent accomplir en toute autonomie ou qui exigent une grande concentration peuvent parfaitement se faire à distance.”
Cette méthode de travail hybride convient-elle à toutes les entreprises?
Ann Flipkens (Employer Branding Expert chez Oddball): “Nous devons trouver le juste équilibre entre le travail au bureau et à domicile. Chaque collaborateur a le droit d’harmoniser sa vie privée et sa vie professionnelle. La première vague de coronavirus nous a faits réfléchir. Sommes-nous encore prêts à passer matin et soir de longues heures dans les embouteillages? Mais d’un autre côté, voulons-nous travailler tous les jours à la maison? Je suis contente d’entendre des entreprises qui souhaitent que leurs employés reviennent au bureau à cause des aspects sociaux et pas pour les contrôler. Nous avons vu que le télétravail fonctionne. Et heureusement, les mentalités ont changé.”
Ivo Christiaens (directeur des ressources humaines de Siemens Belgique-Luxembourg): “Les aspects sociaux du travail et le bien-être mental sont cruciaux. Dans sa convention collective de travail, Siemens a prévu la possibilité de télétravailler deux ou trois jours par semaine. Nous avons ainsi voulu lancer un signal clair. Ceci dit, le télétravail n’est pas obligatoire. C’est le collaborateur qui décide de l’endroit où il désire travailler. Le danger réside dans la généralisation: les situations personnelles – logement et famille – peuvent varier très fortement d’une personne à l’autre.”
Travaillons-nous davantage lorsque nous sommes chez nous?
Hilde De Volder: “Le temps de déplacement a été remplacé par des réunions. Nous avons donc adopté un rythme de travail plus intense. Nous bougeons moins et nous restons davantage assis… Bref, nous sommes parvenus à un nouveau système que nous devrons adapter pour le rendre plus sain.”
Bart Mariman: “ISS est une société très opérationnelle. Sur les 9.500 employés du groupe, 9.200 travaillent dans nos bâtiments. Il y a peu de possibilités de faire du télétravail. Mais ceux qui bénéficient de cette option ressentent aussi le besoin d’avoir des contacts sociaux au bureau. Il ne faut pas négliger le sentiment FOMO – Fear Of Missing Out, autrement dit la crainte de ‘rater’ les dernières nouvelles échangées autour de la machine à café. C’est pourquoi nous avons organisé deux fois par semaine une heure de réunion en ligne où nous parlons de tout et de rien. Ces moments sont sacrés. Nous avons d’ailleurs constaté que la communication était devenue plus fluide.”
Les employés en télétravail ont-ils le droit d’être injoignables?
Ivo Christiaens: “Chez Siemens, nous avons défini une période dans la journée – entre 9h et 12h et entre 13h30 et 16h – durant laquelle tout le monde doit être joignable. En dehors de ces heures, les collaborateurs peuvent s’absenter. Pour aller chercher leurs enfants à l’école, notamment.”
Hilde De Volder: “Chez Proximus aussi, nous avons fixé des règles en matière de respect de la vie privée. Chaque équipe dispose d’agendas partagés. Si les collaborateurs sont transparents et qu’ils indiquent un rendez-vous chez le dentiste, ce n’est pas un problème. L’essentiel est de s’accorder sur les règles à respecter.”
Est-ce difficile, pour une équipe, de fonctionner ainsi avec des objectifs communs?
Bart Mariman: “La complexité commence lorsque certains travaillent à la maison et d’autres au bureau. Dans ce cas, tout le monde n’est pas connecté de la même manière. Songez à l’absence de langage corporel lors des réunions à distance.”
Hilde De Volder: “Les managers ont un rôle plus important à jouer. Ils doivent fixer les contours dans un contexte numérique. Se mettre d’accord avec leur équipe sur la façon d’atteindre les objectifs communs et veiller à ce que le travail d’équipe ne souffre pas du travail à distance. Certains managers ne se sentent pas à l’aise dans cette situation.”
Bart Mariman: “Lorsque vous proposez à vos collaborateurs de télétravailler deux jours par semaine, la majorité demandent à rester à la maison le mercredi et le vendredi. Répartir les jours de télétravail de manière équilibrée peut être un vrai défi.”
Ivo Christiaens: “Nous laissons aux équipes le soin de s’organiser mais avec un principe en tête: le client d’abord. Si ce dernier souhaite rencontrer l’équipe le mercredi pour un projet, nos collaborateurs doivent se montrer flexibles. Même s’il s’agit d’un jour où ils ne travaillent normalement pas au bureau.”
Comment évaluer correctement le télétravail?
Ann Flipkens: “Les KPI et les objectifs ne changent pas; nous devons simplement les atteindre autrement. Auparavant, les entreprises évaluaient leur personnel au regard du nombre d’heures prestées: une personne qui travaillait 40 heures par semaine était considérée comme un bon employé. Dorénavant, l’évaluation doit se faire en fonction des résultats. Peu importe si le collaborateur a amené ses enfants à une fête d’anniversaire. Il faut lui faire confiance. Et en finir avec le micromanagement.”
Ivo Christiaens: “Sur ce plan, toutes les entreprises ne sont pas au même niveau. Certaines ont encore un long chemin à parcourir. Il faut oser repenser l’ensemble du système de performance management.”
Hilde De Volder: “Une expression qui revient de plus en plus fréquemment est celle de ‘discussions approfondies’. Lors de ces rencontres, le manager cherche à comprendre ce dont la personne en face de lui a besoin pour réussir. Parallèlement, il doit continuer à l’accompagner et prendre des décisions lorsque c’est nécessaire. Si les objectifs ne sont pas atteints ou que les deadlines ne sont pas respectées, il doit en discuter avec elle et en déterminer la cause.”
Comment ces managers peuvent-ils détecter des problèmes tels que le burn-out?
Ann Flipkens: “C’est aussi une question de culture. Que pouvez-vous dire et à qui pouvez-vous vous adresser en cas de problème?”
Ivo Christiaens: “Nous avons beaucoup misé sur la sensibilisation de nos collaborateurs. Nous organisons entre autres des ateliers sur la résilience, où les managers apprennent à identifier certains signaux. Mais la responsabilité relève également des collègues et du collaborateur concerné. Ils doivent apprendre à se montrer plus résilients face au changement.”
Hilde De Volder: “La ‘discussion approfondie’ dont je viens de parler commence toujours par la question: comment allez-vous? Créer du lien et faire preuve d’un intérêt sincère envers le collaborateur exige que les managers dévoilent une part d’eux-mêmes. C’est la seule façon d’obtenir quelque chose en retour.”
Ann Flipkens: “Le manque de people skills est parfois un obstacle. Les managers se retrouvent souvent à leur poste en raison de leur ancienneté et non pour leurs qualités de leaders.”
Comment les collaborateurs fraîchement embauchés voient-ils leur nouveau lieu de travail?
Ivo Christiaens: “Ils ne disposent pas encore d’un réseau et ne peuvent pas s’appuyer sur leurs collègues, et ce problème ne fait que s’aggraver avec le télétravail. C’est pourquoi il convient de bien encadrer les nouvelles recrues et de faire en sorte qu’elles soient accompagnées par leur manager et leurs collègues.”
Hilde De Volder: “Un des trois besoins psychologiques de base d’un collaborateur est de ‘se sentir impliqué’. Avec le télétravail, cette implication est en partie perdue. Cela ne vaut pas uniquement pour les nouvelles recrues, cela concerne chaque collaborateur.”
Ann Flipkens: “Auparavant, l’onboarding représentait déjà un sacré défi et la distance a aggravé cette difficulté. Il en va de même pour la communication: les entreprises ont chacune leur culture propre, il n’est pas évident d’impliquer les collaborateurs à distance. Il faut donc les solliciter et les intégrer suffisamment. Cela doit se faire en se fondant sur une conviction solide. C’est la seule façon d’être perçu comme crédible et honnête.”
La recherche de talents est-elle devenue plus compliquée?
Ann Flipkens: “Les candidats se montrent de plus en plus critiques. Ils se demandent – à juste titre – s’ils se sentiront bien dans l’entreprise. Autrefois, l’entreprise leur offrait un emploi et cela suffisait. Aujourd’hui, un employeur doit proposer une ‘histoire’. Et sur ce plan également, il y a encore beaucoup de pain sur la planche.”
Ivo Christiaens: “Certains profils sont très difficiles à trouver. Résultat: les entreprises doivent se montrer aussi attrayantes que possible.”
Bart Mariman: “Les collaborateurs d’ISS sont pour une bonne part issus de la génération Z. Ces personnes souhaitent s’identifier à leur entreprise. Elles accordent beaucoup d’importance au sens de leur travail, et notamment à la durabilité. Mais lorsqu’un collaborateur réduit sa présence au bureau à cause de la crise du coronavirus, il est difficile de bâtir ce lien. Il faut dès lors développer un environnement qui facilite cette connexion. Pendant le processus de recrutement, les employeurs doivent créer un moment ‘waw’ en espérant que le candidat se dira: c’est ici que je veux travailler pour le restant de mes jours.”