Chronique | Who cares about managers?
On assiste à l’émergence d’un phénomène nouveau: la désaffection du métier de manager. Qu’ils soient des managers expérimentés ou pressentis, ceux-ci sont de plus en plus nombreux à refuser d’exercer un métier considéré comme ingrat. Comment est-on passé de la fonction de prestige au "job à la con"?
Marie est manager depuis une quinzaine d’années dans une administration, elle est en passe de gravir un échelon de plus et de prendre la direction d’une grande entité. Julian est un ingénieur brillant, excellent chef de projet invité à grandir au sein de l’entreprise en devenant manager. Tous les deux refusent pourtant cette évolution que d’aucuns pensent attendue et décident de quitter ou d’éviter une fonction managériale. Ce phénomène semble se développer rapidement et a été récemment qualifié de "conscious onbossing" dans une enquête menée par un bureau de conseil, l’observant en particulier auprès des plus jeunes.
À quoi tient ce "refus de manager"? Les recherches que nous menons avancent différents types d’arguments. D’abord, le métier s’est complexifié; ensuite, il est dévalorisé; enfin, d’autres éléments personnels interviennent dans ce choix conscient et remodèlent le rapport au travail en général.
Il s’agit aujourd’hui d’être un manager-coach, hyper disponible pour ses "coéquipiers" et répondant aux attentes de la hiérarchie.
Un métier complexifié et diversifié
Constater que le métier s’est complexifié est un euphémisme. Deux mouvements sont à l’œuvre: premièrement, la prise de décision impose aujourd’hui de nouvelles méthodologies. À l’heure de l’entreprise "agile", la participation et la codécision imposent aux managers d’animer des groupes pour faire en sorte de prendre, ensemble, des décisions qui seraient ainsi davantage partagées — mais dont le manager assumera in fine, seul, la responsabilité.
Deuxièmement, les compétences managériales se sont diversifiées. Le management de proximité, considéré comme incarnant la solution à tous les maux organisationnels (absentéisme, désengagement, manque de reconnaissance, burn-out, discriminations…), doit se former en continu pour satisfaire les plans stratégiques et multiplier les sujets de reporting (QVCT, RPS…) auprès de la hiérarchie. Il s’agit aujourd’hui d’être un manager-coach, hyper disponible pour ses "coéquipiers" et répondant aux attentes de la hiérarchie.
Or, ces nouveaux rôles et ces nouvelles compétences n’effacent pas ceux traditionnellement associés au manager (négociation, relais d’information, facilitation, décision, organisation du travail…). Ils s’y ajoutent, imposant au manager de rester garant d’un cadre tout en l’invitant à investir massivement la dimension relationnelle du métier... et des individus individualistes, pour paraphraser le philosophe Mark Hunyadi.
Un futur ex-manager me confiait ainsi "toutes ces emmerdes pour un travail totalement invisibilisé, non merci", un témoignage qui n’est pas sans rappeler la notion de "job à la con" décrite par David Graeber.
Un métier dévalorisé et isolé
Parallèlement, le métier se retrouve dévalorisé, à l’instar d’autres positions d’autorité dans la société. D’abord, dans un grand nombre d’organisations, il s’agit encore d’un métier qui s’exerce en plus d’une responsabilité opérationnelle. Si directions et management s’accordent pour considérer que "manager" est un métier à part entière, les salariés, eux, attendent toujours de leurs managers qu’ils soient experts dans leur matière. Faute de disposer d’un temps précis alloué aux activités de management, à la formation aux compétences métier et faute d’être valorisé — et évalué — comme tel, le manager est un rôle secondaire qui s’ajoute "en plus du reste".
Ensuite, le manager est isolé. Toute fonction d’autorité est en proie à une forme d’isolement, mais pour le manager qui ne décide plus vraiment, qui investit énormément dans l’animation d’un collectif, ce manque de reconnaissance en retour, de la part des salariés comme de la hiérarchie, constitue un argument décisif dans la désaffection du métier observée aujourd’hui.
Un futur ex-manager me confiait ainsi "toutes ces emmerdes pour un travail totalement invisibilisé, non merci", un témoignage qui n’est pas sans rappeler la notion de "job à la con" décrite par David Graeber. Alors, le métier de manager serait-il devenu un métier impossible et ingrat?
Oui, dans un monde accéléré et où les individus hyperconnectés sont davantage à distance du projet de l’organisation, le manager de proximité est essentiel, gage de sens et de cohésion.
Une reconnaissance à la hauteur
Une manière d’y répondre est de se demander si l’on peut se passer des managers de proximité dans un contexte de numérisation, de travail hyper individualisé et où le collectif de travail, malade, est source d’inquiétude pour les directions d’établissements. La réponse est négative et le fait que les managers incarnent aujourd’hui une fonction de "care" est essentiel pour l’organisation et valorisant pour le manager. Toutefois, faute d’une reconnaissance à la hauteur de ces nouvelles responsabilités, les managers vont s’épuiser et se détourner de ces fonctions.
Les solutions s’écrivent donc en miroir des causes de ce "refus de manager" émergeant: valoriser le métier, le rôle, au sein de l’organisation, en reconnaissant monétairement et non-monétairement la complexité croissante du métier; accompagner les managers qui sont souvent trop isolés (reconnaissance de la hiérarchie, communautés de pratique); réaffirmer un cadre, celui du travail et de la relation d’emploi. Parce que oui, dans un monde accéléré et où les individus hyperconnectés sont davantage à distance du projet de l’organisation, le manager de proximité est essentiel, gage de sens et de cohésion.
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